Énoncé
Sujet : dans l'article qu'elle consacre à Hélène Dorion, la journaliste Raphaëlle Leyris écrit : « Les poèmes de Mes forêts disent certes l'émerveillement, mais surtout l'inquiétude. Ils témoignent d'une obstination à contempler les choses en y cherchant sans cesse du nouveau » (Le Monde des Livres, 14 avril 2023). Ces remarques s'accordent-elles avec votre lecture de Mes forêts ?
Corrigé
Introduction
Pour Raphaëlle Leyris, si le recueil d'Hélène Dorion comporte une part de ravissement, sans doute provoqué par la puissante beauté des forêts, il est surtout marqué par une appréhension qui dominerait au fil des pages. L'attitude de la poétesse correspondrait, quant à elle, à une posture réflexive tournée vers la nouveauté, voire l'avenir. Pourtant, tout au long de son recueil, Hélène Dorion se montre attentive aux traces du passé, occupée à les analyser. Peut-on dire qu'elle est guidée par une quête de sens plus que de nouveauté ?Sans conteste, Mes forêts oscillent entre émerveillement et inquiétude, nos oreilles se révélant peut-être plus sensibles à cette dernière. Elle pourrait être ce qui pousse l'autrice à se pencher sur le passé, afin de mieux le comprendre et l'incorporer dans sa réflexion sur le temps et le monde. Cette (dé)marche sylvestre d'Hélène Dorion fait par-dessus tout s'élever un désir d'harmonie qui confère son unité au recueil.
Entre émerveillement et inquiétude
Dire la beauté fragile de la nature
Mes forêts apparaissent dans un premier temps comme un recueil cherchant à capter les instants saisissant de beauté des forêts. Cela se perçoit dès la première section, « L'écorce incertaine », qui se compose de brefs poèmes consacrés chacun à un élément sylvestre, comme « L'arbre », « Le ruisseau », « Le tronc », « La branche », etc. Chacun de ces brefs poèmes met en lumière, de façon aiguë, l'élément sur lequel le regard et l'ouïe d'Hélène Dorion se concentrent, découvrant pour le lecteur tout un monde inconnu. Ainsi, la poétesse transfigure le rocher dans le poème du même nom : « on dirait une histoire / couverte de rouille / mousse et cratères / un ciel noirci / par l'ombre de nos pas / que les années fendillent / les forêts s'embrasent / dans le clair-obscur / révèlent des chemins de sève ». Habituellement lourd et arrimé au sol, le rocher se fait céleste ; opaque et silencieux, il se fait détenteur d'un récit comme oublié. Plus imposant que les cailloux du Petit Poucet qu'il évoque presque malgré lui, il ouvre un chemin « de sève » comme une promesse de vie. Les poèmes d'Hélène Dorion recèlent des éclats de beauté qui frappent l'imagination du lecteur.Irruptions de violence : un avenir menacé
Mais il plane aussi dans ces poèmes une menace plus ou moins voilée, comme dans « L'humus ». La première strophe fait retentir les thèmes de la naissance, de la croissance, de l'ascension : « s'il était la racine et s'il était / du ciel devenu herbe / un commencement / posé sur la pierre ». Mais la seconde strophe renverse brutalement cette dynamique en introduisant la destruction : « s'il était la voix / qu'on n'entend plus / une sorte de clarté / qu'on aurait saccagée ». Cette coexistence de l'espérance et de l'anéantissement est constante dans Mes forêts. Dans certains poèmes, la violence prend même le dessus, notamment lorsque le règne animal est mentionné, très souvent associé à l'idée de prédation. Dans le poème « La bête » bien sûr, mais aussi dans « Le sentier », où le hibou s'élance à la recherche d'une proie, ou encore dans le troisième « Mes forêts » où celles-ci deviennent « des bêtes qui attendent la nuit / pour lécher le sang de leurs rêves / […] boire l'offrande ». Liée au règne animal, la menace du feu parcourt aussi le recueil : « on dirait une bête / prête à tout dévorer(1) » (« Le feu »). Enfin, de nombreuses métaphores et comparaisons se développent autour des thèmes du bris, de la fracture, de la destruction.Dans les poèmes d'Hélène Dorion, l'émerveillement se conjugue à l'inquiétude, plusieurs menaces obscurcissant l'avenir. Cherchant à comprendre cette situation, la poétesse se tourne vers le passé.
(Re)lire le passé
(Ré)interpréter les traces
La dernière section du recueil, « Le bruissement du temps », illustre tout particulièrement ce mouvement de retour en arrière afin d'expliquer ce qui est, et peut-être ce qui sera. L'épigraphe(2) située au début de cette section, empruntée à l'écrivaine américaine Annie Dillard, résume cette démarche : « Où avons-nous été, / et pourquoi descendons-nous ? » S'ensuivent alors trois poèmes qui reconstituent « l'avant » : « Avant l'aube », « Avant l'horizon », « Avant la nuit ». Les deux premiers brossent à grands traits la cosmogonie de la Terre. « Avant l'aube » retrace la formation de la planète et celle des croyances humaines, empruntant à diverses mythologies à travers le globe : « sont venus les dieux qui flottent / au-dessus des eaux / Hésiode Zeus Odin/ Brahma Izanami ». « Avant l'horizon » redessine, lui, la trajectoire de l'humanité dans toute sa brutalité, celle imposée par des peuples humains à d'autres peuples humains comme les autochtones du Canada, aussi bien que celle imposée aux animaux. Enfin, le troisième et dernier poème, « Avant la nuit », se révèle de facture autobiographique, condensant le chemin d'Hélène Dorion vers la poésie, aboutissement de ces trois longs poèmes où l'énumération domine, grande et petite histoires s'entrelaçant dans les mêmes interrogations et se rejoignant dans la même quête de sens.La poésie ou le temps du deuil
Si les poèmes d'Hélène Dorion arpentent le passé dans une perspective téléologique(3), ils résonnent aussi comme des poèmes de deuil, permettant l'acceptation du temps passé comme du temps qui passe, sachant « l'alchimie de vivre / et de mourir » (« Les feuilles »). Dans « La branche » par exemple, à la brisure succède la repousse : « et l'horizon craquelle / un sentier se referme / sur l'écorce des choses / que rongent les vers et les fourmis / il n'y a que ce qui casse / et repousse / autour de nous / syllabes informes / qu'assemble la lumière ». L'observation des forêts permet de resituer le temps humain dans le cycle naturel « qui sauve et détruit / sauve / et détruit » (« Mes forêts sont le bois usé d'une histoire… »). Ainsi, le deuil devient une saison dont l'aridité dissimule cependant la fécondité à venir : « Tu t'arrêtes / pour que traversent / à l'embranchement / les chagrins jamais avoués / de tant de visages / éparpillés parmi les heures / gestes et tâches / qui ensemencent nos vies » (« L'onde du chaos »). Dans la contemplation des forêts, la déchirure du deuil trouve place et s'apaise.Le regard scrutateur qu'Hélène Dorion fixe sur un passé qu'elle restitue par ses mots se teinte d'un désir d'harmonie perdue il y a longtemps et sporadiquement retrouvée.