Musset, On ne badine pas avec l'amour : les jeux du cœur et de la parole

On ne badine pas avec l'amour paraît dans La Revue des Deux Mondes le 1er juillet 1834, peu avant la publication des deux volumes regroupant l'œuvre théâtrale de Musset sous le titre d'Un spectacle dans un fauteuil. Le titre de cette publication d'ensemble indique la perspective dans laquelle cet auteur, alors âgé d'une vingtaine d'années, conçoit son théâtre : sans se soucier de leur représentation scénique, Musset écrit ses pièces pour qu'elles soient lues.
I. « Un spectacle dans un fauteuil »
Une commande (in)opportune
On ne badine pas avec l'amour est une commande du directeur de La Revue des Deux Mondes, François Buloz, qui réclame à Musset une comédie afin d'étoffer la publication en deux volumes de ses pièces de théâtre en prose (Lorenzaccio, inédit, Les Caprices de Marianne, André del Sarto, La Nuit vénitienne).
Mais, à ce moment de sa vie, Musset n'a guère envie d'écrire une comédie : après un voyage désastreux à Venise avec George Sand, il vient de se séparer de l'écrivaine et cette rupture particulièrement douloureuse lui inspire le désir d'écrire un roman (qui sera La Confession d'un enfant du siècle). Les deux anciens amants continuent à s'écrire et George Sand renvoie à Musset des vers qu'il avait oubliés en quittant précipitamment Venise en mars 1834 : ces vers sont l'amorce d'un dialogue entre le chœur et maître Blazius, que Musset va reprendre et à partir desquels il va pouvoir écrire la « comédie » commandée.
Un « proverbe » injouable ?
Sur le plan générique, On ne badine pas avec l'amour est plus exactement un « proverbe » théâtral. Ce genre littéraire est issu d'un jeu apparu dans les salons, qui consistait à choisir un proverbe qu'une saynète improvisée devait illustrer et faire deviner à son public. Puis le proverbe a gagné la scène avec des auteurs comme Carmontelle (1717-1806), Théodore Leclerq (1777-1855) et, plus proche de Musset, Alfred de Vigny (1797-1863), qui avait créé Quitte pour la peur en 1833.
Ce genre théâtral convient à Musset, considéré comme un dandy à l'esprit vif et à la repartie saillante. Mais, comme avec ses pièces précédentes, il ne s'embarrasse guère de la question de la représentation scénique et donc des contraintes d'écriture dramatique, ce qui explique sans doute en partie que sa pièce n'ait pas été jouée avant le 18 novembre 1861 (plus de quatre ans après sa mort) à la Comédie-Française, dans une version très remaniée. Et ce n'est qu'en février 1917 au théâtre de l'Odéon qu'On ne badine pas avec l'amour sera jouée dans sa version originale, avec une musique de scène composée par Saint-Saëns.
II. Une « malheureuse comédie »
Contrepoints comiques et contrepoints tragiques
Dans une lettre à George Sand en date du 19 avril 1834, Musset se plaint de ne pouvoir écrire cette « malheureuse comédie », au sens de « comédie importune ». Or, « malheureuse », cette « comédie-proverbe » l'est au sens propre car ce n'est pas le rire qui y prédomine.
Structurellement, dans On ne badine pas avec l'amour, les dialogues du chœur et des « fantoches » tels que Maître Blazius, Maître Bridaine, Dame Pluche et le Baron, s'opposent aux dialogues entre Perdican, Camille et Rosette. Les premiers développent la tonalité comique de la pièce, qui repose sur la rivalité entre Maître Blazius et Maître Bridaine, tous deux affublés des mêmes défauts (ivrognerie, gloutonnerie, pédanterie, jalousie) et sur les personnages caricaturaux que sont Dame Pluche et le Baron. Les seconds, Perdican, Camille et Rosette, par leurs mensonges et malentendus, instillent une tonalité tragique.
Mortel badinage
Le proverbe qui sert de socle à la pièce, « On ne badine pas avec l'amour », exprime un paradoxe. Au sens premier, « badiner » signifie « plaisanter sur un ton enjoué » et est donc souvent associé aux conversations amoureuses, à la séduction et au flirt qui se doivent d'être légers et agréables.
Or, le proverbe choisi par Musset illustre les dangers du badinage en amour : quelques mots prononcés à la légère peuvent avoir d'irréversibles conséquences. Les échanges entre Camille et Perdican le manifestent : jeunes gens rompus aux variations du langage et à l'art de la conversation, ils passent tour à tour par le badinage (III, 6), la confession (II, 5), la raillerie (II, 5), le mensonge (III, 6), le « persiflage » (III, 7), l'aveu (III, 8). À l'opposé, Rosette, elle, sait qu'elle est loin d'une telle maîtrise du langage : « Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je n'ai guère d'esprit, et je m'en aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose » (II, 3). Pour une âme telle que la sienne, à qui l'on n'a pas enseigné la « rhétorique  », les mots d'amour peuvent se révéler aussi dangereux que des armes.
III. Un réquisitoire contre la « civilisation »
La culture ou la dénaturation
Le drame amoureux qui se noue dans cette pièce est provoqué par les changements qui se sont opérés en Camille et Perdican. Après s'être formés l'une au couvent, l'autre à l'université, tous deux reviennent auprès du baron, pour honorer, semble-t-il, son souhait de les voir mariés. Mais les deux jeunes gens ont été transformés par l'éducation qu'ils ont reçue.
À la différence pourtant de Camille qui, à la scène 2 de l'acte I, contemple mutique une tapisserie d'une grand-tante s'étant faite religieuse, Perdican, qui admire un héliotrope, nie en connaître les propriétés, affirmant préférer jouir de son parfum. Ainsi, tout « livre d'or » (I, 1) qu'il soit devenu, il retrouve, lui, avec bonheur les lieux de son enfance et se montre capable de laisser de côté son savoir, déclarant : « Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait » (I, 4).
Camille, au contraire, désormais changée en « glorieuse fleur de sagesse et de dévotion » selon les mots de Dame Pluche (I, 1), est trop marquée par les discours de son amie Louise (II, 5), épouse puis amante trahie, pour se laisser attendrir par les souvenirs et l'affection de son cousin : « Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d'un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. (Elle montre son crucifix.) » (II, 5). Face à ces deux cousins dénaturés par la culture, Rosette (dont le prénom possède une portée symbolique), apparaît comme une incarnation de la simplicité et de la bonté de la nature qui sera brutalement sacrifiée par « la vanité, le bavardage et la colère » de deux êtres humains (III, 8).
En chien de faïence : condition féminine et condition masculine
Au-delà de l'orgueil qui le caractérise, le personnage de Camille pointe du doigt la différence d'éducation et de condition entre les sexes, principalement dans les répliques vibrantes qu'elle adresse à son cousin à la scène 5 de l'acte II. Dans sa tirade finale, elle réprouve âprement le « métier de jeune homme », par des métaphores et des comparaisons qui font mouche : l'« eau des sources est plus constante que [les] larmes » de son cousin qui, lorsqu'elle lui demande s'il a aimé, lui répond « comme un voyageur à qui l'on demanderait s'il a été en Italie ou en Allemagne ».
Elle finit par comparer l'amour de Perdican à une monnaie avant de rectifier dans une épanorthose (figure de style qui consiste à corriger immédiatement ce que l'on vient de dire, donnant une impression de spontanéité) : « Non, ce n'est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d'or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu'elle passe, elle garde son effigie. »
Cette dénonciation par Camille des inégalités entre les sexes culmine à la scène 3 de l'acte III, dans la série de questions rhétoriques qu'elle assène à Perdican : « Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; […] mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes qu'on lui impose ? » Or Perdican, par le piège qu'il tend à la fois à Camille et Rosette et qui provoquera la mort de cette dernière, semble ne faire que confirmer les dires de sa cousine.
IV. Corpus : les jeux du cœur et de la parole
Marivaux et le marivaudage
Marivaux a su créer un type de pièces de théâtre si particulier qu'il a inspiré le terme de « marivaudage ». Pris dans un sens mélioratif, ce mot désigne un langage ou un comportement amoureux plein de délicatesse et de subtilité. Mais dans un sens péjoratif, il moque l'extrême raffinement de l'expression et de la manifestation de ces sentiments. Le théâtre de Marivaux explore en effet toutes les nuances de l'amour et tous les stratagèmes amoureux imaginables comme dans sa pièce la plus célèbre, Le jeu de l'amour et du hasard (1730), où deux jeunes nobles promis l'un à l'autre, Sylvia et Dorante, ont l'idée de se déguiser en enfilant les vêtements de leurs domestiques et en se faisant passer pour eux afin de pouvoir observer l'autre à sa guise.
Cyrano de Bergerac de Rostand
Dans cette très célèbre pièce, Cyrano de Bergerac, affublé d'un nez dont on peut dire « bien des choses en somme » (comme il le fait lui-même dans sa célèbre « tirade du nez »), est secrètement amoureux de sa cousine Roxane. Celle-ci aime Christian de Neuvillette et l'avoue à Cyrano en lui demandant de le prendre sous sa protection, ce que Cyrano accepte. Il apprend bientôt de Christian qu'il est aussi amoureux de Roxane mais qu'il est incapable de parler d'amour et d'écrire de belles lettres dans le style précieux qui lui plairait. Cyrano décide de lui dicter à voix basse ce qu'il faut dire et d'écrire des déclarations d'amour qui sont d'autant plus vraies qu'elles expriment ce qu'il ressent. Roxane n'a aucune idée de ce stratagème ; ce n'est que quatorze ans plus tard que Cyrano, mourant, lui révèle malgré lui la vérité.