Mes forêts (2021) est à ce jour le dernier recueil poétique publié par Hélène Dorion. Il fait suite à une longue liste de publications, dans laquelle la poésie occupe une place privilégiée, avec vingt recueils parus entre 1983 et 2018. Sa poésie, Hélène Dorion l'amarre au rythme du temps et de la nature, comme en témoignent les titres de ses livres : Les Corridors du temps (1988), Le Vent, le Désordre, l'Oubli (1991), Pierres invisibles (1999), Passerelles, poussières (2000), Portraits de mers (2000) ou encore Le Hublot des heures (2008). Mes forêts ne fait pas exception. Dans cette œuvre, la poétesse nous entraîne à travers les paysages de son enfance, ceux parmi lesquels elle continue de vivre et qui l'inspirent.
I. Dans le cosmos d'une intimité
Le paysage comme miroir : lire en soi
Dès le titre de son recueil, Hélène Dorion nous invite à parcourir des forêts qui, comme l'a justement écrit l'écrivain et éditeur Bruno Doucey, sont à la fois « extérieures et intérieures, réelles et symboliques ». Mais il ne faudrait pas considérer les forêts d'Hélène Dorion comme des « paysages-état d'âme », simples reflets de son intériorité. Au contraire, c'est la forêt qui permet à la poétesse de lire en elle-même, comme elle l'écrit dès le premier poème de ce recueil, « L'horizon » :les forêts
apprennent à vivre
avec soi-même
Dans « Les feuilles », elle précise cette pensée :
les forêts creusent
parfois une clairière
au-dedans de soi
La métaphore de la clairière annonce la clarté qui se fait en soi grâce à l'éclairage apporté par les forêts. C'est bien d'une lecture attentive des signes émis par les forêts que procède, tout au long de ce recueil, la mise au jour de ses propres sentiments. Dans « Le ruisseau » par exemple, les pierres silencieuses se font gardiennes de secrets :
comme un petit bruit
au fond de l'âme
ce que l'on tait
les pierres le portent
Si les forêts ne sont pas le simple reflet des états d'âme de la poétesse, il existe pourtant un profond accord entre elles : toutes deux accueillent le renouvellement des saisons, naturelles et sentimentales, évoluant au rythme de ces cycles sans fin(1).
Les forêts, dictionnaire du for intérieur
C'est sans doute pourquoi Hélène Dorion puise dans le vocabulaire de la nature pour dire ses sentiments, comme dans les rares poèmes d'amour clairsemés dans ce recueil, dans la section « L'onde du chaos » par exemple :alors que je rêve
vers toi mon corps s'enroule
frêles pétales
au bout de la nuit des mots
frémissent comme
ces brumes inapaisées
encerclent nos silences
La douceur de l'étreinte et des murmures amoureux est pudiquement évoquée par les images des « frêles pétales », du frémissement, des « brumes inapaisées ». Au lexique des sentiments se substitue celui de la nature, l'expression des émotions étant confiée aux connotations associées aux mots, aux métaphores et aux comparaisons. Dans un autre poème, quelques pages plus loin, Hélène Dorion exprime l'ardeur du désir en filant la métaphore du feu :
Le chemin qui monte vers toi
brûle les ombres
de ma vie
je suis l'arbre foudroyé
Pour dire ce qu'elle ressent, la poétesse se fond avec la nature, devient elle-même un élément sylvestre. Plusieurs fois au cours du recueil, une métaphore végétale vient traduire ce qu'elle éprouve :
je suis cette branche
qui avance comme va le vent […]
je suis cette ramille qui frémit
au bout du vide
L'interrogation sur soi passe par un questionnement analogique avec la nature comme dans « Le Silence » :
si je marche
avec les ombres de ma vie
comme de lourds oiseaux
qui dévorent les promesses
suis-je l'arbre suis-je la feuille
grugée par les saisons
La compréhension de soi découle de l'observation de la nature.
II. « À l'écoute des pulsations du monde »
L'oreille tendue
Cette observation se réalise certes au moyen du regard, mais tout particulièrement de l'ouïe. La métaphore musicale, présente dès les premiers poèmes, parcourt l'ensemble du recueil. Hélène Dorion se dépeint à l'écoute de la nature, comme dans « La déchirure » :j'écoute un chant de vagues
qui chutent
à l'horizon
Les forêts possèdent des voix, comme l'humus dans le poème du même nom, émettent « un chant » dont la poétesse capte les variations de poème en poème, attentive aux « cordes de l'univers », aux branches qui « s'inclinent comme des archets », au « chant des racines » (« L'onde du chaos »). Hélène Dorion examine « cette partition / du temps » afin de « déchiffre[r] enfin / le désordre des branches » (« L'arbre »). Et elle invite ses lecteurs à faire de même, comme dans « Une chute de galets », où l'anaphore de l'impératif « Écoute » enjoint à chacun de tendre l'oreille pour apprendre à écouter « le bruit du monde », « l'écoulement du temps » dont elle fait retentir les sons strophe après strophe.
Au rythme des saisons : une écriture fuguée
Car la poésie d'Hélène Dorion emprunte également sa forme à la musique. Calquée sur le cycle des saisons, elle se fait écriture fuguée, maniant l'art de l'imitation et de la variation à partir du sujet des forêts. Cinq poèmes commençant par « Mes forêts sont » structurent en effet le recueil en lui donnant son titre, alternant avec quatre sections qui apparaissent comme autant de variations sur le thème des forêts : « L'écorce incertaine », « Une chute de galets », « L'onde du chaos » et « Le bruissement du temps ». Les cinq poèmes consacrés aux forêts en déclinent, eux, chacun un aspect, comme autant d'imitations à partir du même sujet.L'écriture fuguée ne concerne pas que la structure du recueil mais se retrouve aussi à l'intérieur des poèmes, grâce à la récurrence de l'utilisation de l'anaphore comme dans la section « L'onde du chaos », où l'expression « Il fait un temps » est reprise dans un même poème, mais aussi de poème en poème : « Il fait un temps de bourrasques et de cicatrices/ […] Il fait un temps de verre éclaté » puis, dans un autre texte : « Il fait un temps d'insectes affairés ». Cette anaphore fait même l'objet d'imitations :
il fait casse-gueule
[…] il fait refus et rejet
[…] il fait chimère
Ou encore : « Il fait taches de brouillard ». Le procédé de la variation, lui aussi, se retrouve d'un poème à l'autre, comme cette strophe dans « Les feuilles » :
les forêts creusent
parfois une clairière
au-dedans de soi
devenue « la forêt défriche / en moi tant d'années » dans « Les brèches ». Toutes deux partagent le thème de l'éclaircissement, du débroussaillage.
III. Au cœur du monde : une poésie engagée
Défricher, déchiffrer les forêts : les signes d'un effondrement ?
Si les forêts permettent éclaircissement et débroussaillage de soi, elles requièrent elles aussi d'être défrichées afin que leur chant ne reste pas vain. À la métaphore musicale déjà citée faisant des forêts une partition à déchiffrer (« L'arbre »), se superpose la métaphore du langage, faisant des signes naturels des signes langagiers à déchiffrer également. Comme « les forêts entendent nos rêves / et nos désenchantements » (« Le tronc »), elles parlent par énigmes aux êtres humains, par des « syllabes informes » (« La branche »), par un « alphabet » dessiné par « les petites bêtes » de l'herbe (« L'herbe ne va nulle part… »). À l'instar des racines éponymes qui, peut-être, dans la section « L'écorce incertaine », « observent »les nuages
pour apprendre
la langue de l'horizon
Hélène Dorion incite le lecteur à décrypter les signes qui s'offrent à lui. Or, à les rassembler, ces signes ne semblent pas de bon augure, donnant à voir « le paysage que l'on trahit » (« L'ocre »), à entendre les « alertes du matin [qui] résonnent/ dans la chambre du siècle » (« L'onde du chaos »).
Un avertissement ? Entre inquiétude et espoir
Il ne faudrait pas imaginer les forêts d'Hélène Dorion recluses et closes sur elles-mêmes. Tout au contraire, ouvertes sur le monde moderne, elles en portent les stigmates et en dénoncent les dérives. Au cœur des mots de la nature s'immisce un vocabulaire contemporain, fait de sigles et d'acronymes comme « arn », « ram », « zip », « sdf », « vip »(2), de noms de réseaux sociaux compilés en un seul « facebookinstagramtwitter », qui vient percuter le temps lent et continu des forêts par sa frénésie et ses heurts. Plusieurs poèmes décrivent les ravages occasionnés sur la nature (« Il fait un temps de foudre et de lambeaux… »), laissant entrevoir une probable fin du monde :dans ce temps de bile et d'éboulis
les forêts tremblent
sous nos pas
la nuit approche
Dans cette perspective, l'attention que prête Hélène Dorion aux silences trahit une inquiétude, comme lorsque le loup se tait (« Je n'entends pas le loup… »). Pourtant, à d'autres moments perce un espoir, dans « Le Houppier », par exemple. Reste l'impression de se trouver à un moment fatidique, celui d'une bascule d'un côté ou de l'autre, comme l'exprime « Entre mes doigts… » :
une forêt d'édifices
[…] un gouffre sous la terre
[…] se transforme en rêve – c'est beau n'est-ce pas
ou en ruines qui nous dévorent
– peut-être on a tout raté
Au milieu de cette incertitude vibre cependant un avertissement clair : « on ne pourra pas toujours / tout refaire » (« Il fait un temps de bourrasques… »)