Le
Cahier de Douai est un ensemble de 22 poèmes rédigés entre mars et octobre 1870 par Arthur Rimbaud : un adolescent qui n'avait même pas seize ans
(1). Ces premiers poèmes témoignent déjà du talent et de la fougue de ce jeune poète traversant, comme un météore, le monde des lettres : en seulement cinq ans d'écriture, Rimbaud a considérablement marqué la poésie française. Il cessera d'écrire après 1875, envoyant son dernier poème connu, « Rêve », à son ami Ernest Delahaye.
I. Sous la plume d'un écolier buissonnier
Feuilles volantes
Le titre de ce recueil ne fait toujours pas l'unanimité et on peut les trouver publiés aussi bien sous le titre de
Cahier de Douai, au singulier, que celui de
Cahiers de Douai, au pluriel. À cela, une raison simple : ces poèmes ont été rédigés par Rimbaud sur deux types de feuilles différents. Les quinze premiers poèmes ont été écrits sur du papier écolier et les sept derniers sur du papier à lettres, de format plus petit. On peut alors y voir un seul « cahier » composé de ces deux ensembles de feuilles distinctes ou deux « cahiers » si l'on prend en compte la différence de papier. La localisation, « de Douai », a, elle, été choisie en référence à la ville où Rimbaud s'est rendu pour recopier ses textes, chez son ancien professeur Georges Izambard, et les remettre à leur ami, le poète Paul Demeny, dans l'espoir sans doute de les faire publier. En 1871, dans une lettre datée du 10 juin, Rimbaud demande pourtant à Demeny de les détruire. Ce dernier n'en fera rien. Mais c'est grâce à l'intérêt que l'écrivain Rodolphe Darzens portera à Rimbaud, des années plus tard, que ces 22 poèmes seront pour la première fois publiés ensemble
(2) (avec d'autres poèmes écrits ultérieurement), en 1891, peu de temps avant que l'on apprenne sa mort.
Une écriture au jour le jour
Outre la différence de papier, la raison pour laquelle la critique littéraire se divise sur le fait de considérer ces poèmes comme un « recueil » est l'absence patente de construction d'ensemble. On ne trouve pas, en effet, d'unité thématique, bien que certaines veines soient repérables comme la satire politique, religieuse ou sociale et l'expression des sentiments amoureux. Il n'y a pas non plus d'unité formelle : les quinze poèmes du premier feuillet sont de forme très variable ; les sept poèmes du deuxième feuillet sont, eux, tous des sonnets. Il faut donc percevoir ces poèmes comme écrits au jour le jour et inspirés à Rimbaud par la découverte qu'il fait du monde à cette époque. Si les poèmes ne sont pas classés par ordre chronologique et si certaines des dates qui les accompagnent sont les dates auxquelles Rimbaud les a recopiés et non écrits, il n'en reste pas moins qu'ils sont fortement liés aux événements historiques comme aux événements personnels de la vie de Rimbaud. Le poème « Morts de Quatre-vingt-douze... » porte ainsi la mention « Fait à
Mazas, le 3 septembre 1870 » : Mazas est la prison où Rimbaud, ayant fugué, fut incarcéré quelques jours entre fin août et début septembre pour avoir voyagé sans billet de train
(3). Le lecteur le suit ainsi à travers ses pérégrinations, de fugues en retours, de retours en fugues comme dans « À la musique », « Au Cabaret-Vert », « Ma bohème ».
II. La fureur de la poésie
Appétit de vivre et truculence poétique
Car Rimbaud ne tient pas en place et ses poèmes reflètent son appétit de vivre. Tout fait poésie chez lui, il ne s'interdit aucun sujet, et surtout pas ceux jugés non poétiques, s'inscrivant en cela dans le sillage tracé par Baudelaire. Ainsi, point de beau dans la « Vénus anadyomène », mais au contraire le portrait grotesque et terrible d'un corps de femme abîmé par la vie et luttant vainement contre l'usure du temps, se « pommad[ant] », se « ravaud[ant] » et parée seulement d'un « ulcère à l'anus », chute sur laquelle se conclut le poème. Rimbaud ne sépare pas vie et poésie, bien au contraire, il fait entrer la vie et son cortège de prosaïsmes dans la poésie. Il nous ouvre les portes du cabaret dans « Au Cabaret-Vert » et « La Maline », sans rien retrancher de la réalité des choses : ni la « gousse d'ail » qui « parfume le jambon rose et blanc », ni la faute d'accord de la servante qui a « pris une froid sur la joue ». De même, le grand voyage amoureux imaginé dans « Les Reparties de Nina » ne manque pas de truculence entre l'odeur des « fumiers chauds » de l'étable, la « vache qui fientera », les « effroyables lippes » qui fument ou les « fesses luisantes et grasses / d'un gros enfant ».
L'appel vibrant de la liberté
Chez Rimbaud, l'appétit de vivre va de pair avec une passion brûlante pour la liberté, politique comme individuelle. Sur le plan socio-politique, le plaidoyer pour la liberté se fait tantôt à travers des poèmes satiriques qui dénoncent toutes les formes d'asservissement comme « Rages de Césars », « Le Forgeron », « À la musique » ou « L'Éclatante Victoire de Sarrebrück », tantôt à travers des poèmes qui font l'éloge de la liberté comme « Morts de Quatre-vingt-douze... » ou le macabre et burlesque « Bal des pendus ». La dénonciation de l'inféodation religieuse et de l'hypocrisie cléricale éclate quant à elle dans « Le Mal » et « Le Châtiment de Tartufe ». Mais l'amour de Rimbaud pour la liberté se dit aussi de façon plus intime et personnelle dans des poèmes comme « Sensation » ou « Ma bohème », qui chantent la rêverie, le vagabondage du cœur, de l'esprit et des pieds.
III. Une quête d'Absolu
Ailleurs : déceptions
Doté d'une âme aussi ardente, le jeune Rimbaud ne dissimule pas sa déception face à la médiocrité du réel. Le poème qui ouvre le recueil, « Les Reparties de Nina », conçu comme un dialogue, l'annonce immédiatement. Les 27 strophes pendant lesquelles « Lui » déroule devant « Elle » un rêve immense de fugue amoureuse, pleine de romanesque, de pastoral, d'agaceries, de tendresse et d'humour est brisé net par la réplique de Nina : « Elle – Et mon bureau ? » Trois mots qui suffisent à creuser un fossé infranchissable entre lui et elle, entre le rêve et la réalité, à couper court à l'élan du poète et de l'amoureux. Le pluriel du titre, « Les Reparties », donne alors à comprendre la réitération de cette même et unique réplique « Et mon bureau ? » à tout ce que peut rêver et dire le poète. Le même gouffre se dessine trait après trait, ménageant là aussi une chute brutale dans « Le Dormeur du val » : jusqu'au dernier vers, lui-même rompu en deux par la syntaxe, c'est un tableau bucolique que peint Rimbaud par petites touches chargées de lumière et de couleurs. Comment mieux exprimer l'absurdité de la guerre que par ce contraste entre la beauté vivace de la nature et l'horreur de ce sommeil éternel, fauchant une jeunesse à peine éclose ?
Autrefois : nostalgies
Comme il rêve d'ailleurs plus verts et plus tendres, Rimbaud rêve d'autrefois plus authentiques et rayonnants. Le poème « Soleil et Chair » en est l'illustration la plus éclatante, où, pleurant leur disparition, Rimbaud célèbre le culte du soleil (à l'origine de nombreuses religions païennes) et des dieux gréco-romains : « Je regrette les temps où la sève du monde, / L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts / Dans les veines de Pan mettaient un univers ! » Déplorant la pétrification de l'être humain qui affirme « Je sais les choses » et « va, les yeux fermés et les oreilles closes », Rimbaud professe sa foi en Vénus et espère, prophétisant une résurrection de l'humanité, donnée par la déesse de l'Amour elle-même. Mais il semble que ces « temps qui sont venus » ne reviendront guère et que la « blanche Ophélia » glisse discrètement dans ce recueil comme la triste figure tutélaire d'un absolu inatteignable, broyée, noyée pour avoir rêvé l'impossible : « Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle ! »