Le roman a connu des formes et une reconnaissance variables entre le xviie siècle et notre époque. Quelles sont les sources du genre romanesque ? Quelles ont été les grandes étapes de son évolution ?
1. Aux sources du genre : de l'auditeur au lecteur
Pour les lecteurs du
xxie siècle, le terme « roman » désigne
un genre que l'on oppose généralement à la poésie : les mots « roman » et « prose » sont ainsi aujourd'hui inséparables.
Or, cette indissociation ne correspond en rien à l'origine du mot : en effet, le terme « roman » a été utilisé pour la première fois au Moyen Âge, pour désigner des ouvrages littéraires le plus souvent versifiés : la raison en est que ces ouvrages étaient écrits en langue romane, et non en latin. À son origine,
le roman est donc un récit littéraire, généralement écrit en vers, rédigé en « roman », c'est-à-dire en langue « vulgaire ».
C'est cette forme du « roman » que les troubadours et trouvères utilisent pendant tout le Moyen Âge, afin de raconter les exploits des chevaliers. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, le récit écrit n'est
qu'un support pour la mémoire, puisque la littérature est profondément orale : ses destinataires sont des auditeurs et non pas, comme aujourd'hui, des lecteurs. Cette littérature s'adresse d'ailleurs à un public restreint, celui des seigneurs et de leur cour.
L'un des auteurs les plus célèbres de cette période,
Chrétien de Troyes, a ainsi su, à travers ses romans (
Le Conte du Graal,
Le Chevalier à la charrette,
Yvain ou Le Chevalier au lion, etc.) :
- créer un genre narratif, enchaînant des épisodes suivis mais aussi entrelaçant différentes « histoires » ;
- célébrer les exploits d'hommes valeureux et exceptionnels dans un temps légendaire ;
- mettre en relief les éléments culturels et religieux qui parcourent toute cette période du xiiie siècle ;
Remarque : ces trois aspects sont, précisément, les orientations qui guident encore aujourd'hui notre perception du « roman » : lorsque nous faisons acte de lecture, nous sommes attentifs :
- à la façon dont chaque auteur module les spécificités du genre romanesque ;
- au « héros », motif central du roman ;
- et enfin à la vision du monde qui transparaît à travers l'œuvre.
Au
xvie siècle, grâce à la diffusion de l'imprimerie (Gutenberg a imprimé un premier ouvrage, la Bible, en 1455), le roman bénéficie d'un
public plus large, et qui se fait lecteur plus qu'auditeur.
2. xviie siècle : des directions variées, le roman pastoral et le roman d'analyse
Le roman pastoral
Avec la Renaissance, les divertissements de cour, les modes et les comportements se transforment à nouveau : les spectacles et les arts remplacent ainsi peu à peu les tournois et autres jeux où la violence primait. Apparaît alors un nouveau type de romans qui connaîtra un certain succès : le roman pastoral.
Honoré d'Urfé, dans L'Astrée, reprend au xviie siècle ce genre pastoral. Il met en scène, dans un territoire grec préservé des guerres, des personnages en habits de bergers ou de nymphes dont toute la vie est tendue vers l'amour et l'harmonie. Les hommes, loin d'être pourvus de qualités guerrières, se distinguent par leur noblesse d'âme et leur sensibilité, et tous les personnages rivalisent d'éloquence comme de goût. Un peu plus tard, dans la seconde moitié du xviie siècle, Madeleine de Scudéry écrit des romans (par exemple Clélie) dans lesquels les lecteurs peuvent découvrir les parcours amoureux des personnages, récits très longs car fondés sur le détail des émotions et des progrès faits par les protagonistes sur la « Carte du Tendre ».
Critique du roman pastoral et roman d'analyse
Cependant, ce type de romans, malgré son succès, se trouve discrédité. En effet, les personnages semblent d'une perfection peu crédible, l'atmosphère est ressentie comme trop idyllique, et certains auteurs et lecteurs (en particulier les lecteurs qui n'appartiennent pas à la noblesse) s'en éloignent.
Le Roman comique de Scarron se joue ainsi des romans pastoraux, comme le révèle son incipit :
« Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter de la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure […] Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six quand une charrette entra dans les halles du Mans. »
Une autre direction se dessine encore, représentée par
La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette, chef d'œuvre du classicisme et du « roman d'analyse ». Ce roman présente plusieurs spécificités qui le rendent remarquable :
- Le récit s'ancre, non plus dans une Antiquité lointaine ou une histoire de légende, mais dans l'histoire réelle. Mme de La Fayette situe en effet ses personnages dans le contexte du xvie siècle, sous le règne d'Henri II, environ cent vingt ans avant le moment où elle écrit.
- Les personnages sont inspirés de personnalités réelles de la Cour d'alors, et l'auteur mêle donc réalité historique et fiction (ce qui offre aux lecteurs le plaisir du « décryptage »).
- La langue employée dans ce roman est extrêmement classique – pas d'oralité, de la mesure dans l'expression – pour mieux révéler les troubles et les secousses engendrés par la passion amoureuse. La psychologie des personnages est donc un élément essentiel de ce roman comme des romans d'analyse qui lui succèderont.
Ainsi,
le roman au xviie siècle est varié dans ses formes comme dans ses codes, et a un lectorat divers. Cependant se dégagent certains points communs : la narration d'épisodes centrés autour de personnages que le lecteur suit dans son parcours, et une prose au service de l'action et de la peinture des sentiments.
3. xviiie siècle : roman épistolaire
Dans la seconde moitié du
xviie siècle et tout au long du
xviiie siècle, le
roman par lettres se développe et connaît un grand succès. Ces ouvrages se présentent sous la forme de lettres croisées, envoyées et reçues par les différents personnages. Plusieurs particularités propres à cetre forme sont à relever :
- Tout d'abord, la forme épistolaire permet à l'auteur de jouer sur les frontières entre réalité et fiction. Plusieurs de ces romans se présentent ainsi (grâce à une préface ou un avertissement) comme un échange réel de lettres, et l'auteur affirme alors n'être que le découvreur et l'éditeur de ces textes. Cela permet bien sûr de contourner la censure ou la condamnation (pour immoralité, ou irréligion), mais cela offre aussi la possibilité de faire entrer plus facilement le lecteur dans un univers dont il pense qu'il est « vrai ».
- En outre, le fait que le récit soit formé de lettres engendre une conséquence importante : le changement de narrateur. En effet, le roman a autant de narrateurs qu'il y a de personnages écrivant les lettres. De ce fait, des points de vue divergents sur un même épisode se confrontent, et le lecteur a le plaisir de saisir les incompréhensions, de comparer les perceptions de chacun, comme s'il observait les faits selon une multiplicité d'angles.
On retiendra (entre autres !)
La Nouvelle Héloïse, de Rousseau (correspondance amoureuse entre deux amants) et
Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos (les aventures libertines de deux héros scandaleux).
4. xixe siècle : le triomphe du roman
À la suite des Lumières, mais aussi avec le développement industriel et l'essor de la bourgeoisie, le roman connaît au xixe siècle un grand succès, et s'oriente majoritairement vers une représentation fidèle de la réalité sociale – sans se limiter à la classe dirigeante.
• Le mouvement littéraire du réalisme s'attache ainsi à décrire scrupuleusement les faits et gestes de personnages issus du « peuple » ou du « grand monde ». Balzac révèle cette ambition totalisante à travers le titre qu'il choisit pour rassembler ses ouvrages : La Comédie humaine. Ce titre ne signifie en aucune manière une intention comique, il signifie la volonté de saisir les masques et les diverses conditions ou états des hommes. Flaubert (L'Éducation sentimentale), Maupassant (Une Vie, Pierre et Jean) cherchent également à montrer aux lecteurs les parcours de personnages parfois très humbles, en privilégiant une narration objective.
Parallèlement, le lectorat féminin apprécie toujours les ouvrages relatant des histoires d'amour « romanesques » – ce que Flaubert met précisément en scène dans Madame Bovary, roman dans lequel le personnage éponyme se nourrit de rêves sans jamais pouvoir se satisfaire de la réalité.
• Un peu plus tard, le naturalisme poursuit cette ambition, avec un aspect scientifique plus marqué. Pour Zola, le roman doit être une sorte de « laboratoire » grâce auquel on peut étudier les comportements humains, et les révéler (voire les dénoncer). S'appuyant sur des notes précises, des romans comme Nana, Germinal, La Bête humaine, etc. évoquent un pan de la société et des conflits ou problèmes réels, à travers la fiction.
5. Vers le contemporain
Aux
xxe et au
xxie siècles, le roman est toujours un genre particulièrement prisé par les auteurs comme par le public, mais la variété qui l'a toujours caractérisé s'accroît encore :
- Certains romanciers creusent la veine du xixe siècle et s'attachent à la description du réel – tout en apportant des innovations de style ou de construction. Parmi eux, de nombreux auteurs, marqués par la violence de la première moitié du xxe siècle, prennent position par rapport à l'insupportable (la guerre, le nazisme, toutes les formes de totalitarisme) dans des romans engagés : ainsi Céline, avec Voyage au bout de la nuit, Malraux, dans L'Espoir, Camus avec La Peste, etc.
- Le roman d'analyse est toujours présent, ainsi que le roman historique, ou le roman d'aventures ; le roman policier (apparu au xixe siècle) connaît un essor important, ainsi que le récit de science-fiction ;
- Dans les années 1950, le « nouveau roman » refuse la psychologie et toute subjectivité ; les auteurs de ce courant (Robbe-Grillet, Duras, Sarraute) ne livrent que l'extérieur des choses et des êtres, laissant au lecteur le soin de « construire » un personnage et un univers ;
- Enfin, les frontières entre fiction et réalité se brouillent, avec des genres comme l'auto-fiction, mêlant autobiographie et fiction.
Conclusion
Le roman, en offrant un univers fictionnel, permet au lecteur de s'évader du réel et de savourer les plaisirs de l'imagination. Mais, parce que le parcours de personnages individualisés forme le pivot de cet univers, le roman est en même temps un révélateur et une évasion de ce réel. Ses formes, extrêmement diverses, en font ainsi un outil privilégié pour interroger notre monde comme nous-mêmes : notre « condition humaine » (titre d'un roman de Malraux).